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2 avril 2021

« Ever Given » : un sinistre d’une ampleur inédite qui se traitera sur la scène internationale

L’affaire « Ever Given » met en lumière les mécanismes de l’assurance maritime. Mathieu BERRURIER, Directeur Général d’Eyssautier-Verlingue et Président du Collège Maritime et Transport de PLANETE CSCA (UCAMAT), clarifie pour Codes Courtage les enjeux d’un tel évènement.

Ce qui s’est passé ces derniers jours dans le Canal de Suez rassemble tous les ingrédients pour devenir un cas d’école, tout d’abord par son cadre. Le Canal de Suez, comme celui de Panama, sont des endroits incontournables pour le trafic maritime, ils concentrent un pourcentage important des échanges. Il s’y passe régulièrement des incidents, des accidents, des avaries… et le Canal est équipé pour y faire face. C’est la taille du navire en question qui rend la situation hors norme : il fait partie des plus gros bateaux au monde, 400 mètres de long, 50 mètres de large, 70 mètres de haut, avec une plus forte prise au vent, 19 000 conteneurs à bord !
Nous ne connaissons pas l’origine de la panne pour le moment. Le navire a pu être sorti de la zone la plus étroite du canal pour être inspecté, et nous en saurons plus prochainement. Néanmoins, ce sinistre majeur peut déjà s’analyser ainsi.

Des règles spécifiques au droit maritime
En droit maritime s’applique par exemple le principe de l’Assistance et du Sauvetage en mer. Que l’accident ne se passe pas en pleine mer ne change pas son application, le principe reste le même : tout est mis en œuvre pour assister le navire en difficulté et sauver les vies et les biens à bord. Dans le cas de « l’EVER GIVEN », l’opération de renflouement a nécessité plusieurs remorqueurs pour faire bouger ses 200 000 tonnes et le remettre à flot, et il a fallu 4 à 5 jours d’intervention de la part de sociétés qui prennent des risques énormes, et pratiquent des tarifs horaires exorbitants. Le coût de cette remise à flots sera très important, plusieurs dizaines de millions d’euros certainement, voire 100 millions d’euros comme cela a parfois été annoncé. La règle très ancienne de Contribution d’Avaries Communes veut que ces frais soient partagés entre l’armateur et l’ensemble des chargeurs, au prorata de leur cargaison à bord.
Ainsi, tous ceux qui ont des intérêts financiers à bord de « l’EVER GIVEN » vont être appelés à participer à l’opération d’assistance et de sauvetage. Or avec 19 000 conteneurs, dont certains partagés par plusieurs chargeurs, le calcul de la contribution d’avarie commune va s’avérer très compliqué. La bonne nouvelle, c’est que cette contribution est la plupart du temps indemnisée par les assureurs par les assureurs. Chaque chargeur se verra indemnisé par son assurance Marchandises transportées (s’il est assuré) à hauteur de sa contribution. La mauvaise nouvelle, c’est que les dispatcheurs d’avarie commune passeront des mois à établir les calculs. L’armateur, de son côté, ne déchargera les conteneurs que lorsqu’il aura reçu des garanties sur le paiement effectif de la contribution d’avarie commune par les chargeurs. Si le navire vaut approximativement 200 à 300 millions de dollars, la marchandise pourrait être estimée à plus d’1 milliard de dollars. Les enjeux sont considérables !

Comment seront indemnisés les dommages au navire échoué et aux marchandises ?
En ce qui concerne le porte conteneur lui-même, l’assurance Corps et Moteurs va indemniser l’armateur pour les dommages, sans difficulté particulière. Cette indemnisation ne comporte pas de débat lié aux circonstances de l’accident.
Plus complexe est le cas des chargeurs, qui ont des marchandises à bord du navire endommagé et de tous les navires bloqués. A bord de « l’EVER GIVEN » tous les dommages causés aux marchandises seront indemnisés au titre de l’assurance marchandises transportées (Facultés), car ils ont pour origine l’échouement du navire qui les transportait.
En revanche, sauf clause particulière dans leur contrat d’assurance Facultés, les chargeurs à bord des autres navires ne seront pas indemnisés, car leurs dommages résultent du blocage et du retard de leur navire, deux causes généralement excluent de la garantie…Si les dommages sont imputables au retard pris par le navire, par exemple des produits frais qui s’abiment, se périment ou sont détruits, l’assurance Marchandises transportées du chargeur va jouer.

Des pertes financières colossales… et de nombreuses actions en responsabilité
En revanche, si les marchandises ne sont pas abîmées, le retard comme les pertes financières liés au retard ne seront pas indemnisés, sauf si une couverture spécifique pour pertes financières a été souscrite, ce qui, dans la pratique, est rarement le cas. Ainsi au global, les pertes financières consécutives à cet évènement ne seront pas ou très peu indemnisées.
Sur le volet des responsabilités, il est probable que l’armateur sera mis en cause de toutes parts et que sa responsabilité sera recherchée. De même le Canal de Suez, comme les autorités égyptiennes, pourraient être mis en cause pour leur incapacité immédiate à dégager le canal obstrué. Rien que pour le Canal, la perte de bénéficies est estimée pour chaque journée de blocage à 5 à 6 millions de dollars. Tous se retourneront donc contre l’armateur, qui sera toujours considéré comme le responsable en dernier recours, avec des dommages immenses à la clé.
Comme le prévoient les traités et conventions internationales, l’armateur va cependant pouvoir limiter sa responsabilité en constituant un fond de limitation de garantie avec l’aide de ses assureurs RC (les fameux P&I Clubs) de ses avocats et des tribunaux internationaux. Ce fonds s’appuiera sur l’estimation d’un montant maximum de garantie, qui sera réparti entre chaque partie, en fonction du tonnage et de la valeur de la marchandise transportée.
Ainsi, ce sinistre d’une ampleur inédite se traitera sur la scène internationale, entre droit maritime et droit international. On estime que ce sont plusieurs dizaines d’assureurs qui sont impliqués sur différents marchés et segments de garanties. L’essentiel est constitué de polices en anglais, placées via le marché de Londres et sur les marchés du monde entier. Ainsi, cette situation très médiatisée illustre le métier très spécifique que nous exerçons, qui nécessite, dans le maritime comme chez tous les courtiers, des compétences de plus en plus pointues. Il fera intervenir des experts des navires, des marchandises transportées et de responsabilité, pour ne citer qu’eux !

Propos recueillis par Céline MESLIER